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ART et RESONANCES
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4 avril 2016

DEAMBULATION

Textes de Tan NGUYEN Tous droits réservés, novembre 2015

 

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Le MA japonais qui désigne la RELATION est symbolisée par un soleil encadré par une arche

DEAMBULATIONS autour d’Anna Halprin, Paul Ardenne, Jean-Jacques Rousseau et du Ma japonais.

 

Au deuxième cours avec Pascale Weber, le nom d’Anna Halprin est cité.

En 1970, j’avais participé à un court stage avec Anna Halprin au Dancer’s workshop à San Francisco. Elle nous a proposé de faire une improvisation avec une chaise. Il y avait cent personnes dans la salle faisant toutes sortes de mouvements et positions avec leurs chaises !

Cette dame remarquable a élargi les frontières de la danse et a amené le mouvement dans l’espace public.

Atteinte du cancer en 1973, elle s’est soignée par la danse. Elle disait : « avant ma maladie, je vivais pour la danse, maintenant, je danse pour vivre. » Elle expérimentait en permanence toutes les manières possibles de créer le mouvement.

J’utilise toujours dans mes séminaires cet exercice avec la chaise. Mes participants seraient étonnés d’apprendre qu’il vient de cette dame qui a maintenant 95 ans, toujours aussi créative.

 

Je vais partager mes réflexions sur la déambulation à partir de cette figure de la danse, des Rêveries du promeneur solitaire de Jean-Jacques Rousseau, du Ma japonais et de la conférence de Paul Ardenne sur l’Art public : un activisme (18/01/2014).

 

La conférence de Paul Ardenne est présentée ainsi : « On insistera ici sur les évolutions de ce genre d’art moins soucieux de représentation que de présentation, en pointant une de ses perversions postmodernes, qu’il convient d’analyser : la tentation, pour l’industrie culturelle, de changer ces formes d’art « en contexte réel » en une création intégrée, formule alibi prétendant jouer comme facteur de « reliance » et de restauration du lien social ».

 

Il cite les tentatives d’art dans l’espace public dans les années 60-70 : « Cette manière artistique autre d’appréhender l’espace public, en bonne logique, incite l’artiste à refuser toute directive, surtout de nature platement décorative, et à privilégier dans la foulée le geste libre. Les années 1960, celles de toutes les révoltes contre l’autorité (gauchisme, féminisme, Summer of Love, esprit de « Mai 68 »...), les banalisent sur fond d’expansion de l’art et de remise en cause systématique des pratiques artistiques conventionnelles. En 1969, Daniel Spoerri organise ainsi à Nuremberg ses Kularings, opérations de troc où il échange divers objets avec le public. Deux ans plus tard, Gordon Matta-Clark, à New York, distribue de l’air pur aux passants, tandis que Robert Filliou, estimant que Düsseldorf est « un meilleur endroit pour dormir » (un film de deux minutes est tiré de cet acte, qui donne son intitulé à l’œuvre), s’allonge au même moment sur un trottoir de la cité rhénane, le temps d’une courte sieste. Daniel Buren cité plus haut, à compter de 1968, s’adonne pour sa part à l’affichage sauvage dans le quartier parisien de l’Odéon puis, internationalement, à proximité des lieux abritant de grandes expositions, une pratique appelée à une postérité artistique intense : du Billboard Art sous toutes ses formes, où l’artiste placarde à même la rue images ou textes diversement compréhensibles, aux revues d’artistes collées comme des dazibaos sur les murs (le premier numéro de la revue francilienne Allotopie, encore, en 1998). »

 

Paul Ardenne résume ainsi ces initiatives :

 « Infinité d’exemples montrant cette implication « directe » de l’artiste dans le tissu de la vie, jusqu’au cœur du social, en tous points du territoire urbanisé, sur un mode parfois surprenant, ou qui aura soin de cultiver l’entrechoc.

En termes politiques, cet art d’essence démocratique raccourcissant la distance entre artiste et spectateur, art réunifiant de concert les territoires symboliques, est l’indice d’une volonté d’agora (l’art comme être-ensemble, comme facteur transitif), outre celui d’une dé- hiérarchisation (mise à niveau artiste-spectateur). On y décèle également l’acceptation par l’artiste de l’action modeste, de faible impact, tournant le dos aux propositions de contenu universel. Ce glissement vers la micro-politique est significatif. Il suggère la fin de l’héroïsme de l’art politique, plus le goût de la relativité. »

 

Il faut nuancer l’analyse de Paul Ardenne en citant des exemples aux Etats-Unis d’action artistique avec une intention sociale : les initiatives de Suzanne Lacy et de Krzysztof  Wodiczko pour intégrer les marginaux de la communauté noire et les immigrants.

Ces actions s’insèrent dans l’interstice social, espace non-marchand. Le terme d’interstice vient de Karl Marx et a été explicité par Nicolas Bourriaud (Esthétique relationnelle, p.16,  2001, Presses du relié): « l’interstice est un espace de relations humaines qui, tout en s’insérant plus ou moins harmonieusement et ouvertement dans le système global, suggère d’autres possibilités d’échanges que celles qui sont en vigueur dans ce système ».

 

Mon avis personnel est que ces initiatives artistiques d’investissement de l’espace public sont biaisées dans leur fondement. En effet, elles cristallisent encore davantage la dualité-artiste spectateur. L’artiste envahit l’espace public avec un projet qu’il a pour le public. L’artiste est considéré par le public comme un expert compétent en art par rapport à des néophytes. Des initiatives comme celles de Ben ou du graffiti art sont ludiques et font sourire, mais changent-elles la vie du citoyen ordinaire ?

Daniel Buren répond dans « Les Ecrits, 1965-2012, p. 765, Flammarion, 2012) à un journaliste qui lui pose la question : « les gens vivent dans des contextes donnés, au travail, chez eux, à l’école. Peut-il exister une forme d’art qui convienne pour la vie de tous les jours, qui soit capable de s’adapter à la routine et aux activités ordinaires ? ».

Daniel Buren répond en professionnel de l’art : « ma première préoccupation, lorsque j’entreprends un nouveau projet, c’est de me prouver à moi-même autant qu’aux autres, la viabilité de l’effort artistique dans un contexte non artistique. » Puis sa réponse distingue l’espace muséal de l’espace public. « La rue ne permet pas la même sorte de liberté que le musée. Elle comporte une autre sorte de liberté artistique dont le potentiel a encore besoin d’être complètement révélé. Que cela soit facile ou difficile, c’est sans aucun doute un défi fascinant. »

L’artiste se pose la question en termes narcissiques comme producteur d’une œuvre. Encore une autre installation, ailleurs.

Notre questionnement est : ne vaudrait-pas plutôt inventer un mode de relations égalitaires basé sur le don-échange-création de sens où tout le monde est artiste, pour paraphraser Beuys ? C’est une gageure de susciter l’émergence de la dimension artistique inhérente à chaque être dans le contexte d’une rencontre mutuelle.

 

Réfléchissons à ce qu’est l’espace public, du point de vue phénoménologique.

Je prends la voiture ou les transports en commun pour aller d’un point à un autre, de mon domicile au bureau, ou vice-versa, ou pour aller à un rendez-vous.

Je vais à un rendez-vous amical. Je vais à un concert. Je vais boire une bière.

Je vais voir Léonard de Vinci au Louvre. Je vais faire mes courses.

 

Je déambule avec un but, ce qui veut dire que le trajet n’existe pas en tant que vécu, puisque la destination seule compte. C’est l’espace-temps occupé.

 

Est-ce que la déambulation sans but est différente en termes de qualité de vécu ? Prenons le cas de Jean-Jacques Rousseau dans Rêveries du promeneur solitaire ? Si nous lisons en détail le récit de ses dix promenades, que décelons-nous ?

Rousseau est tellement absorbé par son monologue intérieur qu’il fut renversé par un chien au point de tomber et se blesser la tête avec une longue perte de connaissance.

Il joue au mail (maillet ?) avec un ami, celui-ci le frappe à la tête à tel point qu’un flot de sang s’écoule. C’est l’espace du contact social violent.

Il veut s’approcher d’un enfant pour lui caresser la tête, le père lui fait les gros yeux.

Finalement, il se trouve à jouir, couché dans son bateau ou assis au bord d’une rivière, « d’un bonheur suffisant, parfait et plein, qui ne laisse dans l’âme aucun vide qu’elle sente le besoin de remplir » (p.902). C’est l’espace-temps de la contemplation, en dehors de l’espace social.

 

La trajectoire de Rousseau est un solipsisme équivalent à celui de l’adolescent enfermé dans son monde, écouteurs aux oreilles ou celui du voyageur dans le métro, enfermé dans ses pensées.

Dans le cadre de l’espace social, y-at-il une place pour le vécu de ce que j’appellerai l’individualité libre, pour une respiration de son être personnel ?

Il faut un prétexte, c’est le temps de la cigarette, une bouffée de liberté.

C’est le temps du « café-Starbucks ». Au Vietnam, les premiers cafés locaux style Starbucks se sont installés il y a dix ans. Ils ont eu un grand succès malgré que les prix soient élevés. Mais le luxe se paie, le luxe de se laisser rêver devant un café, en dehors de toute contrainte sociale.

C’est un intervalle de temps individuel à l’intérieur du temps social, un temps pour soi, socialement inutile.

 

Comment le cadre social fonctionnait-il dans le passé ?

J’avais amené un groupe au Vietnam dans un village des tribus montagnardes H’mong pour assister à une séance de divination/guérison opérée par le devin/guérisseur local.

Cela se passait dans la salle communale. Notre groupe était là. Le devin officiait en face du patient, des femmes papotaient dans un coin de la salle, les enfants jouaient en courant, le chien aboie au dehors.

Le religieux est inséré dans le quotidien. Ceci rappelle qu’au Moyen-Age, les cathédrales servaient aussi d’espace collectif, les saltimbanques y performaient, les amoureux s’y donnaient rendez-vous.

C’était le temps tribal, l’individu ne se pense pas en dehors du collectif.

 

Revenons à la notion d’interstice. Que signifie-t-il vraiment ?

Un concept culturel l’explicite : c’est le Ma japonais. Le Ma est représenté par le caractère japonais : un portique abritant un soleil.

Le Ma est l’intervalle de l’espace-temps. L’espace-temps est conçu comme un tout non séparé. Par exemple, je veux aller au musée du Louvre. Quand je conçois ma trajectoire, le musée est là, devant moi. La relation entre moi et le musée est créée. L’espace-temps est celui de la relation, de la rencontre.

L’intervalle est l’espace-temps de création de la rencontre. Un espace indépendant de la distance physique qui peut se mesurer en centimètres ou en kilomètres.

 

Quand la rencontre physique se produit, le cadre de la rencontre est déjà créé. Martin Buber disait : « toute vie véritable est rencontre ». La culture japonaise place la rencontre dans l’intervalle de l’espace-temps.

On raconte dans les arts martiaux (encore une histoire d’homme - ;))), que deux samouraïs se font face silencieusement et à un moment donné, il y en a un qui déclare forfait. La rencontre s’est effectuée.

Toujours dans les arts martiaux, mon adversaire s’élance vers moi, si je réagis trop tard, je suis déjà mort. Si je réagis dans l’intervalle de l’espace-temps, j’anticipe ses mouvements.

La rencontre mutuelle se produit quand j’ai évalué l’intervalle de la distance et le temps pour que cette distance soit franchie, c’est-à-dire, quand j’ai pris l’autre en compte, comme un autre que moi. C’est la définition du Je-Tu de Martin Buber.

Le Ma est le potentiel de création. L’intervalle de l’espace-temps est non déterminé, c’est le temps libre en dehors de la durée. Tout peut se produire dans cet intervalle.

 

Le Ma est appliqué à divers contextes : l’architecture, la rencontre humaine, le travail, etc.

Si on replace le Ma dans le contexte de l’art, comment peut-on le concevoir ?

L’art est une rencontre au-delà de l’art. L’art est au-delà de l’œuvre et de l’artiste. L’expérience de l’art se transmet à travers l’artiste et l’œuvre.

Si on revient à Anna Halprin, elle est en permanence dans la création. Son être-artiste se transmet à l’autre. Ce n’est pas ce qu’elle fait ou propose qui est essentiel, c’est l’esprit pulsant de la création qui se transmet à travers elle. Elle (r)éveille/appelle l’artiste en nous, c’est-à-dire, cet instinct vital de création inhérent à l’être humain.

 

Dans le contexte de la déambulation, il s’agit pour l’artiste, à travers son être-artiste, de créer les conditions de cette expérience.

L’artiste est dans la simultanéité de l’échange et non pas dans la posture narcissique de l‘ « artiste ». L’artiste est lui-même, sa propre installation, sa propre œuvre.

C’est la qualité humaine de rencontre qui produit l’œuvre, en fait l’œuvre est la rencontre elle-même.

 

Nous illustrons ce concept par le projet développé ci-après : la relation de don-échange comme œuvre artistique.

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